Lille aux fleurs de Florence

lundi 9 septembre 2019

Des Florence comme celle-là, il pourrait y en avoir des pelletées. Elle vit seule dans son HLM lillois, coincée entre le périph’, le boulevard, et leurs particules de diesel. Sauf que cette Florence-là promène sa quarantaine pétillante contre la bétonnisation de la friche Saint-Sauveur. Tous les soirs, après le boulot, c’est elle qui s’occupe des potagers. Son extraordinaire simplicité au milieu de la démesure métropolitaine valait bien qu’on la fasse parler. À vos marques, prêts, portrait !

Florence rappelle cette locataire de la Banlieue rouge de Renaud. Florence est garde d’enfants à domicile. Elle est revenue vivre à Roubaix après quelques années à Saint-Étienne, Sète et la Guadeloupe. D’aucuns diraient que c’est irrationnel. Après quatre ans à attendre une place en HLM, elle fuit Roubaix où, dit-elle, « des gamins faisaient la loi dans l’immeuble ». Aujourd’hui, elle vit à Lille, à trois minutes de la friche Saint-Sauveur, l’équivalent de vingt-trois terrains de foot en pleine ville qui font saliver les promoteurs depuis quinze ans.

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La voix à la fois douce et perchée, l’accent un peu pointu, les yeux malicieux, Florence nous raconte ce qu’elle fait là. C’est vrai quoi, comment peut-on s’opposer à la construction de logements sociaux quand on a soi-même autant attendu pour avoir le sien ? Ne serait-ce pas la preuve de l’égoïsme martelé par Martine Aubry à l’encontre des opposants à son projet ? Eux qui ne seraient que des « bobos » insensibles au « besoin de logement » et qui feraient mieux de quitter la ville s’ils veulent un peu de verdure – une leçon de démocratie à retourner Jaurès dans sa tombe. Non, Florence défend quelque chose d’à la fois plus grand et pourtant tellement plus simple : un peu d’air, de verdure, de liberté, et pour tout le monde.

« Je veux bien partir, mais pour aller où ?, répond-elle à la première magistrate de la ville. Est-ce qu’on doit vivre loin de tout si l’on veut quitter la pollution, ou peut-on vivre avec des gens et des activités ? » Le choix est cornélien quand les campagnes et villes moyennes se dépeuplent, obligeant à la bagnole. Il n’en reste pas moins désespérément banal pour les métropolitains préoccupés ne serait-ce que par leur santé. « La nature en ville, ça doit être possible », insiste-t-elle, apportant sa voix à celle des associations qui ont mis une première fois en déroute la mairie devant le Tribunal administratif.

Alors elle s’y attelle, à mettre de la nature en ville, quand bien même l’occupation du site est illégale. Depuis deux ans, Florence prend soin du lieu, au sens plein du terme, dont l’étymologie nous apprend qu’il est une attention, disposée à soigner, et qui réclame besogne. Florence habite le quartier du « Bois Habité », un nom orwellien, dans la résidence « Villa Palissandre » : « Je n’ai même pas de rebord de fenêtre, et on a interdiction de mettre une balconnière, rit-elle, un peu jaune. Je vis entre les parkings et le périphérique, c’est un défilé d’autos tous les matins en bas de chez moi. La pollution, je la vois bien, la mousse de mon aérateur est noire de poussière. Depuis que je suis arrivée à Lille, je fais des allergies respiratoires, notamment au pollen. »

Quand un groupe d’habitants prévoit de planter 250 arbustes en lieu et place des futurs amas de béton, elle en est, plutôt deux fois qu’une. Depuis, la friche est son jardin. Elle vient y faire ce que son bailleur et son quartier lui refusent. « Ce qui m’a révoltée, c’est qu’on bétonne un peu plus mon quartier déjà trop bétonné. Quand on a proposé de planter des arbres, ça m’a tout de suite plu. Et puis je m’en suis beaucoup occupée, l’été, je me sentais responsable de ce qu’on avait plantés. »

Une éthique de la responsabilité

Avant de garder des enfants, Florence a d’abord raté deux fois son bac « Arts appliqués », s’est rattrapée en obtenant l’équivalent d’un BTS couture, a travaillé comme costumière au Club Med : « Je n’aimais pas trop l’école, je m’ennuyais, j’ai toujours été une manuelle, mais je suis quand même allée jusqu’au bac ! Je n’ai jamais eu peur de manquer d’argent, je ne suis pas peureuse de nature. Ce qui me permet de venir ici le soir, même si d’autres me disent de faire attention. »

Pour certains, on peut le comprendre, cette friche peut sembler hostile. Derrière les palissades en béton, et même si la nature reprend ses aises, Saint-Sauveur est le genre de délaissé urbain où se réfugie, se cache et s’abrite la misère des délaissés humains. Quand Florence descend de son appartement avec ses bidons d’eau pendant les mois de sécheresse, elle croise immanquablement des promeneurs avec leurs chiens, mais aussi des SDF qui font la manche, des toxicos en montée ou en descente, des jeunes exilés traqués par le Police aux frontières. « Moi ça me nourrit de venir ici, on rencontre vraiment la diversité. J’aime les gens de toute façon. » Peu importe les seringues et les fringues qu’elle doit ramasser, c’est ici que Florence a décidé de planter bourrache, tomates et herbes aromatiques. Pas dans ces pathétiques bacs de terre laissés par la Ville en attendant de bétonner le site.

« Aujourd’hui sur la friche, j’ai mon potager haut, mon potager bas, ma spirale, et quelques fleurs dans la pampa. J’essaye de passer tous les jours pour arroser. Et puis j’ai découvert des orchidées sauvages, j’en ai parlé à un écologue qui m’a expliqué comment s’en occuper. » Si vous passez en fin de journée, vous êtes à peu près certains de croiser Florence. En plus des semis, des buttes et des tuteurs, alors qu’elle désherbe, paille, composte, trimballe des litres de flotte et coupe les gourmandes des tomates, Florence est un peu l’agent d’accueil officieux du site et de ses défenseurs. « Chaque fois que je descends, je rencontre des curieux. J’ai croisé un gars qui n’en pouvait plus de cette ville, qui voulait autre chose pour ses enfants, alors il est parti vivre dans l’Aveyron. Hier encore j’ai croisé des gens qui me remerciaient pour les arbres. Certains demandent même s’il faut payer pour s’inscrire et venir jardiner ! »

Depuis cet été au moins, la fin du monde fait la Une. Quand ce n’est pas la sécheresse dans la Creuse, c’est que le moustique tigre remonte vers le nord. Quand ce n’est pas la pollution de l’air ou des eaux, c’est la disparition des oiseaux, des abeilles, des insectes, de l’Amazonie, des zones humides, des terres arables, des étoiles et des glaciers. Sans même parler des humains poussés à l’exil qui disparaissent en Méditerranée. Depuis cet été au moins, nos édiles nationales et locales ont fait leur conversion verte. Même une éléphante comme Aubry, face aux scores électoraux d’Europe-Écologie et la contestation de ses administrés, doit reverdir les angles. Dans la torpeur du mois d’août, Aubry convoqua les micros de BFM et France Info afin de leur annoncer cette nouvelle de prime importance qui engage l’avenir du monde : son centre-ville est passé en « zone 30 » ! Hourras chez les auditeurs ! Tournée d’olives dénoyautées !

À elle seule, Florence fait mentir Martine, ses élus, ses services, ses experts et ses avocats, toute cette armée de techniciens payés trente-cinq heures par semaine pour élaborer des plans d’aménagement, évaluer des « retombées », paperasser des rapports, des contrats, des études, des délibs. Eux touchent le salaire de l’indécence, Florence a sa conscience. Loin des grands discours et des grandes ondes, de l’indécence des grands projets et des mesurettes, quelques bénévoles à l’image de Florence vivent leur quartier, le mettent en culture, l’animent, le préservent. Ils le font pour eux, pour les habitants et les futurs habitants. Certes, on n’a jamais vu un potager faire reculer les bétonnières, et rarement une association de bénévoles envoyer un tel « dossier » au compost. Mais ils nous offrent, dans l’anonymat et la simplicité, une certaine idée de la dignité. Passez en toucher un mot à Florence, apparemment, ça se cultive facilement.

Portrait taillé par Elnorpadcado.
Illustration de Lorraine-les-Bains extrait de son Carnet "Zone à Protéger" dans lequel vous retrouverez d’autres portraits comme celui de Florence.